La Tribune des Tréteaux : « Comment Wang-Fô fut sauvé »

La Tribune des Tréteaux : « Comment Wang-Fô fut sauvé »

Comment les arts peuvent-ils se mêler en un spectacle total qui, au-delà de lui-même, sollicite un imaginaire aux dimensions philosophiques ?

C’est ce pari théâtral que se lance la compagnie Mungo en donnant vie aux personnages du conte chinois né de la plume de Marguerite Yourcenar, « Comment Wang-Fô fut sauvé », selon une mise en scène d’Isabelle Bach.

Nous sommes tout de suite mis en condition narrative, propulsés in medias res, dans le mirage de l’histoire qui se déploiera sous nos yeux, dès notre entrée dans la salle, car la scène est habitée par deux comédiens personnages : un premier qui, vêtu de blanc, ouvrira pour nous le merveilleux de ce dit poétique, un livre en mains, prêt à devenir conteur et à animer les êtres évoqués par les mots de l’auteur ; dédoublement habile et incarnation progressive de la voix qui raconte par le truchement du corps tout entier qui joue et donne l’illusion de la réalité de Wang-Fô et de son valet Ling. Et un deuxième qui, vêtu de noir, assiste la narration par le dessin à vue des paysages et décors, et qui fait jaillir du néant de grandes pages blanches, le vieux peintre, son dévoué serviteur et d’autres acteurs du récit, du rustre soldat à l’aubergiste en fureur ; plasticien en action, il nous convie à une imagerie au fusain, sorte de magicien de l’image qui va, sous de multiples formes, nous ancrer dans un contexte et nous faire voir ce que les mots suggèrent.

« Imagine ». C’est avec ce leitmotiv, sorti des rêves perdus de John Lennon, que commence la représentation. Et nous imaginerons ce long chemin du peintre Wang-Fô et de son domestique Ling, quête initiatique où le vieillard infatigable traverse la Chine traditionnelle, voyage incessant de l’homme et de l’art dans tous les paysages, par toutes les saisons, jusqu’à la montée des degrés qui mènent à la personne redoutée de l’empereur.

Artiste aux doigts divins qui confèrent existence propre à chaque élément dessiné, il a fourni cavalerie et troupes de fantassins à des seigneurs qui ont utilisé son talent à des fins guerrières et impérialistes. Artiste qui cherche l’inconnu pour le peindre et se rapproche ainsi de la Cité Interdite. Artiste qui pense sa peinture comme on mène une vie, prêt à descendre dans les tavernes les plus mal famées, et qui fait de son existence une constante expérimentation, support de son talent. Il est un poète de l’Art pictural, un architecte du monde, un homme de génie qui tend vers le surhumain.

Rien n’arrête la volonté créative de Wang-Fô ; il peint sans paraître prendre en compte les séquelles, les retombées de son don prestidigitateur sur les autres qui l’entourent et le vénèrent : la jolie femme de Ling dépérira jusqu’au désespoir à être représentée en costume de fée parmi les nuages du couchant et elle se pend car sa réalité ne peut atteindre le sommet de beauté que le peintre lui a conféré dans son œuvre. L’empereur si jeune s’est flétri à vivre parmi les œuvres du vieil homme adulé car le monde est bien fade et terne au regard des splendeurs promises par le génie du peintre.

Wang-Fô serait-il inhumain ? Il est au-delà des hommes, en marge, inaccessible à leurs bassesses et à leurs égos pétris de médiocrité. Ici la création transcendée rejoint une forme d’ataraxie. Le savoir du peintre est si vaste que rien ne peut l’atteindre. Et lorsque que l’empereur jaloux, étriqué dans les limites de son autorité matérielle sur une cour de couards hypocrites, fait décapiter Ling, un grand calme continue d’habiter le vieillard. Il sait qu’on va brûler ses œuvres, qu’il est lui-même condamné à avoir les yeux brûlés et les mains tranchées. Mais quand il donne vie à sa dernière création, sur ordre du potentat, Ling, sur un océan de sérénité à peine dérangée par le friselis de l’eau, fait approcher une barque juste dessinée et Wang-Fô y monte aussitôt. Alors le fabuleux personnage s’éloigne-t-il de la rive, sur cette « mer de jade bleue que Wang-Fô venait d’inventer ». L’Art dépasse l’Homme et apparaît ici source d’un miracle qui échappe à tous.

Sur scène, le décor est habilement agencé pour nous surprendre : un tas de papier froissé, comme un désordre d’atelier, comme des esquisses ou ébauches qui ne vaudraient pas la peine d’être gardées. Mais de cet entassement apparemment hasardeux, naîtront la marionnette et le bâton de pèlerin de l’existence artiste du grand Wang-Fô. Comme un abracadabra, le personnage de papier blanc au manteau en lambeaux sera le peintre de génie sans nulle hésitation possible ; c’est par la non-couleur que l’on fait vibrer l’idée de l’absolu des couleurs.

Semblablement, un cheval jupon jaillira de l’amas, semblant vivre son animale énergie par l’optique théâtrale des ombres et des lumières. Un morceau de ce papier déchiré et le fichu d’une vieille femme donne réalité à un quotidien de cancans. La femme de Ling réputée pour sa beauté n’est qu’un fragment brandi : et nous « voyons » sa séduction idéalisée puis bafouée par l’Art trompeur qui la transfigure au-delà de ce qu’elle peut être ; une inclinaison de l’informe, et le corps pendu se balance sous nos yeux.

Benoît Souverbie, le plasticien qui accompagne le récit et les jeux de scène, a mis au point une machinerie complexe qui ne nous dévoile qu’une fausse simplicité : trois pans de papier se déroulent, suspendus à une sorte de tringle tripartite montée sur un châssis à roulettes. De là surgiront bien des formes et des utilisations de l’image : une pente découpée à la pointe d’un cutter depuis l’arrière et une pente montagneuse ardue se constitue avec deux silhouettes filiformes qui suggèrent nos protagonistes. Un dessin au fusain et un lac bordé de roseaux apparaît, ou un pont de lianes au-dessus d’un précipice, et enfin, une perspective de vestibule royal comme l’entrée infernale d’un monde sans issue, piège impérial qui aspire vers la mort.

Un pan fendu à sa base, et le comédien Yohann Chupin devient, en traits rapides à la gouache noire, un soudard ; un carré découpé, et la sentinelle y passe son visage soupçonneux ; avec un savant clair-obscur, un lavis devient fumée sur les murs ; un collage permet de faire glisser astre ou personnage ; ombres chinoises, projections sur écran depuis le fond de la scène, travail sur ordinateur, et puis, cette débauche de papier déroulé qui va coudre en vastes manches et manteau jusqu’aux pieds, le costume de l’empereur vaincu par cet Art de splendeur qui s’échappe des doigts démiurges de Wang-Fô.

Tout est fait pour que nous vérifiions, avec le monarque du conte, que « L’Art est un beau mensonge », comme l’a écrit Stendhal. « Tu m’as menti, vieil imposteur, toi qui m’as dégoûté de ce que j’ai et dépossédé de ce que je n’aurai jamais… Je te hais aussi car tu as su te faire aimer. Tuez ce gueux !… »

Yohann Chupin est, lors de ce magnifique spectacle d’illusion magistrale, à la fois conteur, bruiteur, comédien endossant tous les rôles les plus contrastés, et l’on croit à ce qu’il devient pour nous, devant nous, avec l’attentive complicité de Benoît Souverbie, lequel, muet, omniprésent, est le double de Wang-Fô, magicien du trait et maître des éclairages sur la vie et la mort des personnages.

Nous avons assisté à un fort beau déploiement de talent, d’inventivité et de maîtrise technique. Dans notre écoute, il y a de la fascination. C’est si atypique, original et créatif, si bien mis en scène, rôdé dans une belle osmose au-delà d’un travail de partenaires, que l’on sort de la salle rallumée particulièrement heureux.

C’est une grande chance d’avoir vu, dans notre île, cet émouvant, étrange et poétique spectacle. Nous savons que nous avons assisté à la dernière d’un long itinéraire de représentations. Il reste à souhaiter qu’un maximum de gens ait pu partager ce moment surréel et que chacun puisse en garder le souvenir.

Voilà ce qu’il faudrait avoir vu, absolument !

J.

La Tribune des Tréteaux