Quel regard pouvons-nous porter sur nos propos et comportements quotidiens, et quelle vision de l’Homme actuel en découlera-t-il ?
La compagnie Obrigado propose une réflexion particulière sur l’Homo (soi disant) sapiens, dans son cadre de vie contemporain à travers un spectacle intitulé « Karl Valentin et rien d’autre ». Il s’agit d’un montage de sketches tirés de l’œuvre du dramaturge allemand ci-nommé, qui connut au début du XXème siècle, la fulgurance du succès populaire.
Le titre est prometteur et parlant : nous en déduisons une représentation décalée et humoristique de même qu’une absence de support des mots par un quelconque décor.
De fait, la scène est vide et éclairée avant même le début du spectacle ; deux tabourets fictifs, constitués de selles de bicyclettes montées sur trépied à deux hauteurs différentes, attirent notre regard. Comme des éléments tirés du fameux catalogue des objets impossibles : vélocipèdes inutilisables par des équilibristes sur monocycles et sièges inconfortables à l’opposé de la fabrication habituelle sortie des usines du meuble. Nous serons face à des funambules de la phrase et chaque terme prendra une place marginale dans un déroulement qui demande entraînement et rapidité d’exécution ; c’est le grand cirque du langage dans un tournoiement habile de tous les ratages de ce que nous proférons.
Il s’agit dès lors de prendre le contre-pied de ce qui est attendu : pas de rideau qui se lève ou qui s’ouvre, pas d’extinction des lumières dans la salle, mais un brouhaha de voix venues des coulisses, onomatopées et paroles qui s’interrompent, comme un écho de l’ultime préparation des comédiens encore invisibles.
Lorsque les personnages font leur apparition, leur accoutrement dénie toute tentative de se costumer, ils sont vêtus de shorts courts et maillots de corps noirs, avec sur la tête des bonnets, soit de bain, soit comme on en met avant de porter perruque. A leurs pieds, des « méduses » transparentes : défi au spectateur de pouvoir se situer dans le temps et l’espace, aspect ridicule qui nous projette vers une intimité que le théâtre contredit : pas d’illusion, pas de contexte, les conventions de la représentation traditionnelle explosent pour un jeu de clowns renforcé par la remarquable différence de taille entre les deux uniques comédiens ; on est en présence d’un duo très rôdé, non sans référence à Laurel et Hardy, qui nous enferme dans une « jactance » très professionnelle où la gestuelle devient chorégraphie burlesque.
Dans le sketch qui nous propulse vers un pseudo lieu de théâtre au « Jardin d’hiver », on ne sait rien de ce qu’ils regardent, on ne peut que suivre les réactions au premier degré du plus grand alors que le plus petit cherche à se hisser au-dessus des têtes qui lui masquent la scène. Le deuxième acte supposé donne lieu aux mêmes répercussions sur le spectateur fictif que son comparse imite, toujours sans rien apercevoir. Le tout dans une naïveté drolatique : « Le rideau, il s’est fermé ; et nous, on n’a pas pu voir ce qui se passait derrière ». Ils ont le programme du Théâtre de la Ville et rien ne correspond à ce qu’ils sont censés avoir regardé.
Dès lors, le propos de la représentation qu’on nous donne à découvrir et en partie à imaginer, puisqu’en réalité, il ne se passe rien, se formule souvent selon la répétition d’une phrase impossible à mener jusqu’au bout : « Oui, mais nous, on serait bien rentrés qu’avec une seule (voiture) parce que (prononcé « passe que)… », piétinement de la pensée qui nous rappelle Coluche dans son célèbre sketch « C’est l’histoire d’un mec ».
Tout s’enchaîne, le non-dialogue, ou peut-être l’anti-dialogue, des « Lunettes laissées dans la cuisine », montre à la fois la pauvreté des échanges petits bourgeois, la seule fonction phatique du langage, très proche des « banalités » des Smith ou des Martin dans la « Cantarice chauve » de Ionesco (discussion sur la salade de pommes de terre à l’huile ou encore avis de décès d’un certain Bobby Watson à la rubrique nécrologique du journal).
On peut citer le jubilatoire sketch sur le tic verbal du « bah ouais » qui donne lieu à une épidémie de « bah-ouaite » : bégaiement, jeu sur les sonorités et l’à-peu-près, accélération du procédé, les deux personnages sont des mécaniques, des machines à parler, sans aboutissement aucun du propos.
Parallèlement, tout disparaît peu à peu, la régie, les coulisses, nous sommes projetés dans un no man’s land qui dérive vers une approche de l’absurde, Samuel Beckett en sera le chantre remarquable et désespéré.
Un précurseur, Karl Valentin ? Certainement un auteur-acteur qui avait réfléchi à la distanciation que Brecht développera presque parallèlement ; il n’y a aucune possibilité de s’identifier aux personnages qui ne montrent aucune psychologie et sont interchangeables, mis à part la différence de taille qui accentue les effets comiques.
Un théâtre qui sera conspué par les nazis et qui est un jeu avec l’ordre, ici représenté par les conventions théâtrales et le délirant recours au téléphone pour trouver une solution, avec pour corollaire le refus de la réalité telle qu’elle s’offre à nous. Et se joue une parodie du discours politicien à visée électoraliste pour faire adopter une réforme.
Spectacle marginal avec invention du « théâtre obligatoire pour tous », démantèlement des fonctionnements (« Quand tu dis « oui », c’est écrit ? Et quand tu fais ça, c’est une didascalie ? »), casting où l’un des personnages jouera le rôle d’un « petit pupitre »… Visée iconoclaste dans l’esprit de Jarry ou des surréalistes, mais aussi une belle leçon sur le jeu du comédien par le détournement de l’objet : les selles de bicyclettes brandies au-dessus d’une serviette servant de castelet, deviennent des marionnettes expressives, l’objet est plus humain que l’Homme.
De toute cette construction en abyme avec commentaires (« je suis comédien, moi, monsieur »), on retiendra la logique folle mais implacable, un immense travail sur le geste, le placement, au millimètre près, démoniaque précision voulue par Karl Valentin lui-même, que l’on avait surnommé « le clown métaphysique ».
Olivier Mathé et Aurélien Cavaud nous offrent une prestation de grande qualité, à un rythme parfaitement dosé et avec une justesse telle qu’on ne peut les quitter des yeux. Les rires fusent dans la salle, mais l’attention est extrême, surtout ne rien manquer de chaque moment de spectacle ! Leur approche théâtrale sur le jeu du comédien incarnant « monsieur tout-le-monde » qui devient le personnage d’une critique ironique, est remarquable. Et les modernisations qui s’imposent pour actualiser le texte (« Aigle noir » de Barbara chanté sur l’air publicitaire de « Monsieur Ricorée « ) sont autant de clins d’œil au public absolument conquis.
Tous les échos recueillis nous conduisent à remercier Olivier Mathé et Aurélien Cavaud : ils nous ont offert un divertissement particulièrement intelligent et fin, ils nous ont donné leur énergie et leur talent, métamorphosés en clowns sans costume, du jeu tel qu’en lui-même, « à nu » et c’est un moment très fort de rire et d’appréciation comique !
C’était un spectacle à ne pas manquer, « Le » spectacle à voir. C’est fait. Quelle chance nous avons !
J.
La Tribune des Tréteaux