La Tribune des Tréteaux : « Petit Boulot pour vieux clown »

Le tragique sous-tend la comédie : de l’Antiquité à nos jours, du théâtre au cinéma, la démonstration est patente, sous nos rires perlent des larmes tues ou non versées.

C’est un constat acide qui cible toute notre appartenance au genre humain et que développe la pièce de Matéï Visniec, « Petit Boulot pour vieux clown ». La compagnie « Le Rado » s’empare du texte et Nicolas Perroux veille à la mise en scène.

La lumière se fait sur une porte florentine au bronze éteint qui masque un espace inconnu ; quatre chaises du théâtre à l’Italienne, dorures et velours rouge, nous emportent vers une étrangeté intemporelle, la patine du temps, le luxe perdu, une époque révolue. Et de chaque côté de la porte aux ferronneries anciennes, du moins suggérées dans leur vieillissement inéluctable, deux rideaux cramoisis pendent : espace de coulisses sur la scène qui ouvre sur l’idée d’un théâtre dans le théâtre, mais qui renvoie également au cirque, à l’entrée des artistes, ou à leur sortie, lorsque le spectacle est fini et que la vedette redevient un individu ordinaire.

Un comédien, déjà sur scène, vautré, tête renversée, ronfle sans vergogne dans ce qu’il croit être une attente tranquille ; puis paraît un deuxième, hésitant, mal à l’aise, et tout de suite, on est frappé par leur semblable apparence d’êtres errants, porteurs de valises éculées, encombrés de ce paquetage ; leurs costumes de ville sont salis, ils paraissent avoir traversé des gravats, une sorte de no man’sland de destruction. Ils portent au cou un nœud lavallière qui rappelle l’accoutrement des clowns. On les sent abîmés par leur propre drôlerie, pantalon trop court, mouchoir immense dans lequel on trompette ses émotions et sa fatigue.

Et ils entrent dans un espace sans fenêtre qui n’est pas sans rappeler la découverte d’un huis clos sartrien. La pièce est enfumée, on les y a précédés, mais il n’y a personne, aucun accueil, ils sont livrés à eux-mêmes.

On apprend qu’ils sont venus pour l’annonce, trois vieux clowns pour un seul « boulot », mais quelle annonce et émanant de qui ? Matéï Visniec nous renvoie implicitement à la bureaucratie oppressante de son pays d’origine, la Roumanie, du temps de la dictature de Ceaucescu ; un enfer d’organisation hiérarchique qui broie l’individu.

Pourtant cette originalité personnelle, chaque personnage s’en réclame : Nicollo le mime, Filippo le magicien et Peppino l’acteur ; chaque clown prétend être un maître de l’art en son domaine : Nicollo, le premier arrivé, se raccroche à un passé de succès, semblant inconscient de sa dégradation physique, déjeté, maigre, épuisé par la course au cachet. Filippo a été un séducteur, il n’est plus qu’un vieux beau oublié. Peppino leur ressemble, chacun est un peu le clone de l’autre, chacun renvoie l’autre à sa propre décrépitude.

Leur relation oscille entre la joie de se revoir (et c’est tout un passé qui leur remonte à la mémoire) et la rivalité obsédante (la peur d’être évincé par l’autre) ; la pièce d’Horowitz, « Le Premier », peut être mise en parallèle, la concurrence est effrayante, il s’agit de survivre, de se prolonger encore, de tenter de rejoindre un passé mythifié, mythique, inventé, plus ou moins, même si de vieux journaux ou des affiches défraîchies tentent de lui donner de la vérité, de la consistance.

Et les « vieux amis » de naguère s’insultent, chiffonniers de la déglingue, désespérés en quête d’une ultime reconnaissance : « C’est moi qui les faisais rire ! Moi ! Moi, moi ! ». Ils échangent des gifles, ils se poursuivent, comme dans les films de Charlie Chaplin, mais ils ont le rire meurtrier, Peppino frappe avec violence la tête de Nicollo sur l’affiche où ce dernier refuse de lire le nom qui a fait sa gloire.

« Etre ou ne pas être clown, voilà la question ». Chacun se rêve dans l’apothéose de son art : Nicollo reprend son personnage de pantomime, à la manière du grand Debureau, immortalisé par Jean-Louis Barrault dans « Les Enfants du paradis ». Filippo fait jaillir de sa « boîte noire » des bulles irisées qui prouvent une poésie passée, un esthétisme du rire. Peppino déclame un Shakespeare parodié et joue sa mort sur scène, « ça c’est de l’art, la quintessence du théâtre, le sommet, le comble ». Et tout est raté, dérisoire ; leur présent n’est que parodie désastreuse de ce qu’ils ont peut-être vécu autrefois, chez les quatre frères Fernando, et non chez Bouglione ou autre grand nom du cirque traditionnel.

Et justement un cirque passe dans la rue, la fanfare de la parade les nargue au travers du mur sans fenêtre. L’emploi tant espéré leur a échappé, l’art se construit sans eux.

La pièce est axée sur le temps, un passé revisité par le mensonge de la nostalgie, un avenir qui ne se dessine pas et un présent d’interminable attente, hors de toute heure, l’influence de Beckett est là, l’angoisse monte, « je crois qu’il est … n’importe quoi. ».

La concentration des ces trois personnages dans le retrait d’une antichambre sur l’inconnu démantèle les règles de la civilité la plus élémentaire, relâchement du langage et du comportement, mais surtout violence acharnée contre l’autre. Tout devient possible, paroxystique, et le meurtre entre dans la logique de leur délabrement mental.

C’est une pièce de théâtre très forte qui ne peut pas susciter un rire franc, car les clowns que l’on voit ne sont pas clownesques, ce sont de pauvres types, des exclus de la vie, des vieux décatis qui refusent de s’accepter, ce sont des « fantômes dans la peau d’un gonze ». Sont-ils encore vivants ? Notre rire est intérieur, un peu inquiet, car c’est nous que nous voyons, notre médiocrité, notre fausse croyance en des talents absents, notre envie aigre, notre frustration et cette peur de la longévité qui fait de tous des êtres ridicules, des pantins de l’âge.

La mise en scène de Nicolas Perroux est axée sur un rythme très nerveux : elle exige une totale énergie, qui rend compte de la tension mentale de chaque personnage dans le huis clos de l’attente ; chaque comédien entre dans un jeu très précis où le corps est instrument au service de la partition du texte. Les ruptures de ton, la cassure du temps, sont autant de décalages heureux qui servent cette pièce grinçante où se démontre la férocité cachée en chacun.

Josiane Bressieux est un Nicollo terriblement douloureux, notamment dans la scène du mime où il tente de reproduire la pluie par le mouvement ; on croit à ce personnage de vieillard, joué avec une contention passionnée qui fait mouche.

Michel Nicolas est un Filippo convaincant, condescendant et pathétique, qui renouvelle sa palette d’emplois au théâtre. Le comique cruel sied au comédien que l’on redécouvre.

Christian Dumuids est dans doute la révélation de ce spectacle : il y dévoile un potentiel de jeu plein, libéré par un plaisir d’être là qui le porte à des moments de belle réussite.

Tous les trois servent avec force de conviction et justesse un texte amèrement drolatique qui dérange et qui plaît. Et qu’on ne se trompe pas sur le titre qui comporte le mot « clown », il ne s’agit pas de donner à voir du sketch, surtout pas, mais de susciter une rencontre mortifère entre personnages qui ne sont plus que leur angoisse existentielle, revenus de tout, des machines à parler pour combler le vide de leur présent de survie.

Un très bon moment de théâtre et une pièce bien choisie écrite par un auteur de la dissidence et qui a connu l’exil ! Texte à l’humour sombre qui remporte des applaudissements mérités, lesquels se répercuteront à coup sûr dans les représentations à venir.

A ne pas manquer !

Halima Grimal
La Tribune des Tréteaux